Interview de Jacques BARDET au-delà de la technique
Il existe dans le monde des arts martiaux des personnalités médiatiques qui, volontairement ou pas, occupent le devant de la scène. Dans leur ombre agissent des personnages discrets dont l'importance et l'influence est parfois supérieure à la leur. Jacques Bardet, 6° dan, en fait partie. Personnage discret du monde de l'Aïkido il transmet et pratique inlassablement depuis plus de 35 ans et est aujourd'hui à la tête du plus grand dojo parisien. Rencontre avec un sage.
Jacques Bardet 6° dan Aïkido
Pourquoi et comment avez-vous débuté l'Aïkido?
J'avais un grand-père qui collectionnait les objets japonais et j'ai grandi entouré d'estampes, de tsubas, etc… qui m'ont donné très jeune l'envie d'aller au Japon. Après avoir terminé mes études je suis parti un peu à l'aventure. C'était les années 70 et j'ai parcouru l'Amérique latine, l'Afrique et une partie de l'Asie. Katmandou, Goa, etc… (rires) J'avais toujours envie d'aller au Japon mais à l'époque c'est plutôt les femmes japonaises qui m'intéressaient. (rires) Pour diverses raison je ne suis pas allé jusqu'au Japon à ce moment et à mon retour en France un de mes amis m'a parlé d'Aïkido. J'avais eu une éducation où le sport occupait une place très importante et ça a éveillé ma curiosité. Je me souviens très bien du premier dojo que j'ai visité. C'était un cours de Toshiro Suga. Il était en train de démontrer des techniques au bokken et j'ai eu une image magnifique de l'Aïkido. Aujourd'hui encore je me souviens parfaitement de la sensation que j'ai eu en le regardant, l'impression de plénitude qui émanait de son geste. J'ai été voir d'autres clubs mais ce que pratiquait Toshiro paraissait beaucoup plus intense et j'ai décidé d'aller pratiquer avec lui tout de suite.
A cette époque c'était un Aïkido beaucoup plus physique, dur?
Toshiro était très direct et ça me plaisait beaucoup. Pas violent mais très direct. Comme j'étais très endurant je n'avais pas de mal à tenir sur ce plan là et je me suis beaucoup défoulé. Après le risque c'est de confondre l'intensité et la profondeur. Pour moi par exemple il fallait toujours que je fasse tout très intensément physiquement, que je transpire beaucoup. Et je confondais ça avec la profondeur de la pratique.
Pensez-vous que ce soit une étape importante de passer par une pratique très physique comme cela?
Ca a été mon cas. J'avais besoin de ça et je suis vraiment gré à Toshiro de m'avoir donné cette opportunité. Mais je ne pense pas que ce soit nécessaire pour tout le monde. Par contre l'engagement sincère et la générosité dans la pratique, sont importants et nécessaires. Il y a dans l'enseignement et la pratique de Toshiro une vraie générosité. Beaucoup des ukes réguliers de maître Tamura faisaient preuve de capacités physiques magnifiques. Mais il y avait chez Toshiro une dimension supplémentaire. Un don de soi qui se traduisait par un engagement total qui était très beau à voir.
Quels sont les maîtres dont vous avez suivi l'enseignement qui vous ont marqués?
J'ai suivi très régulièrement maître Sugano pendant quelques années en France et en Belgique. J'appréciais le rythme qu'il donnait au cours. Une intensité physique liée à un thème unique qu'il développait. Son Aïkido dégageait quelque chose de très simple mais en même temps extrèmement efficace. A première vue sa technique paraît "rustique" et on a presque l'impression qu'il est pataud lorsqu'on se rend compte qu'il a totalement "pris" la distance. C'est très beau à voir. Après, au-delà de la technique, certains maîtres m'ont touché par leur simple présence. Shirata et Osawa notamment. Dès qu'ils montaient sur le tatami ils remplissaient la salle, l'espace autour d'eux. Et il y a bien sûr MAITRE TAMURA
Est-ce votre référence technique?
Aujourd'hui oui. Mais au début je ne comprenais rien. Ce qu'il faisait ne m'intéressait pas. (rires) Et petit à petit j'ai découvert la richesse de son enseignement. Je ne vais pas faire l'éloge de sa technique ici mais il y a deux choses que je voudrais évoquer.Tout d'abord le fait que, sans en avoir l'air et contrairement aux critiques qui ont pu lui être faites, il place l'Aïkido à notre portée en tant qu'occidentaux. Ensuite son humour. Nous sommes tous là à chercher des réponses compliquées à des situations simples. Et chaque fois face à lui tout s'écroule, on se retrouve face à l'essentiel. Il y a un côté véritablement comique à voir tout ce qu'on a essayé d’échafauder balayé par sa simplicité. C'est véritablement… tragi-comique!
Tamura Nobuyoshi et Jacques Bardet
Effectivement les scènes de stage où un pratiquant, généralement avancé, se retrouve immobilisé par une simple saisie légère soulèvent souvent des rires jusqu'au gradins.
C'est exactement ça. Débutants comme avancés nous échafaudons des théories compliquées qui volent en éclats face à lui. Et comme face à un miroir on se retrouve face à nous-même, nos raideurs, nos tensions. Ça peut-être très frustrant mais ce sont de grandes leçons d'humilité. Et qui sont comiques à voir. (rires) Et c'est toujours fait avec beaucoup de gentillesse. C'est drôle et beau à la fois. Le pire c'est qu'il est impossible de le bloquer de la même manière. J'essaie régulièrement de le prendre dans le temps et je n'y arrive pas. J'apprécie aussi énormément la spontanéité de son Aïkido. Ce n'est jamais deux fois la même chose. Ça me donne la même joie que l'écoute du jazz, une apparence de chaos et une parfaite harmonie qui nous pénètre corps et esprit. C'est d'une beauté presque poétique qui court-circuite les discours théoriques. Je me suis aperçu au fil des années que c'est un point qui perturbe parfois les enseignants mais rarement les débutants.
Comment avez-vous commencé à enseigner?
Au début je ne pensais pas du tout enseigner. J'ai simplement commencé à remplacer Toshiro Suga qui partait au Canada.
Que représente l'enseignement pour vous?
Un moyen de progression, un devoir de transmettre ce que vous avez reçu?
Ce qui me plaît c'est la rencontre.
Qu'essayez-vous de transmettre à vos élèves?
On dit souvent MON élève ou MES élèves mais je pense que c'est un abus de langage. Je pense que ce qui est fondamental dans un cours c'est de donner toute une panoplie, une variété de situations. L'élève fait son chemin et trouve sa place de lui-même. Quand on se bataille avec un élève pour le former je pense qu'il y a très peu de chances qu'il devienne un bon pratiquant…
Quelle importance a l'étiquette pour vous?
C'est quelque chose d'essentiel. Peut-être y avait il ça chez nous autrefois, un apprentissage de l'étiquette autant physique que mental. C'est apprendre à se placer dans l'espace et dans le temps. J'insiste sur le temps car on ne considère souvent que l'espace. C'est flagrant dans les examens d'enseignants. Les candidats perçoivent assez facilement les notions de distance mais, bien qu'il sachent intellectuellement que le Maaï c'est l'espace et le temps, ils oublient le temps! Hors dans l'étiquette la notion de temps est très importante. Il n'y a pas seulement une notion de forme ou de distance.
Que pensez-vous du travail aux armes?
D'abord pour moi c'est le plaisir. Au départ c'est ce qui m'a le plus attiré. J'y prends tellement de plaisir que je vois pas comment je pourrais faire autrement que de les inclure dans la pratique.
Est-ce que cela apporte une dimension qu'on n'a pas à mains nues?
Avec les armes on sort du côté bagarre. Sur le tatami on sait qu'on ne va pas mourir. Mais même si ce n'est que symbolique, le travail des armes apporte une dimension où l'on est entre la vie et le mort.
Est-ce que les références à la culture japonaise sont importantes dans l'Aïkido?
Chacun de nous est attiré et touché par des aspects différents de cette tradition et l'aspect exotique en fait souvent partie. Ensuite petit à petit on se détache du côté folklorique et c'est là que l'on découvre ce qui est fondamental. Quelles sont vos fonctions dans la fédération? Je suis responsable de formations au brevet fédéral. C'est une tâche assez difficile qui se fait dans le cadre de l'UFA (Union des Fédérations d'Aïkido). En ce moment je voudrais arriver à transmettre l'importance du travail sur la préparation. Je voudrais que dès que la personne monte sur le tatami, l'enseignant l'amène, si possible non-verbalement, directement dans une pratique traditionnelle. On ne doit pas biaiser là-dessus. Nous ne sommes pas dans un sport mais dans une Voie traditionnelle. Et cela peut se faire notamment par la préparation. Souvent un exercice qui a l'air simple et gymnique au premier abord est beaucoup plus riche. Il y a une façon de le faire qui est propre à l'Aïkido. Le moindre geste, monter un bras, faire un pas, a une application martiale et est déjà dans une situation traditionnelle qui n'est pas simplement marcher ou monter un bras comme on le fait au quotidien. Et il n'y a pas besoin de l'expliquer verbalement et de discourir pour transmettre ce savoir.
Considérez-vous qu'il faut reprendre des exercices comme ceux que fait maître Tamura au début de ses cours?
Je ne fais pas faire les respirations pour une question de temps malheureusement. Mais ce serait une approche parfaitement justifiée si on avait le temps nécessaire. Dans cette préparation par exemple il y a un énorme travail sur l'axe. Le moindre geste sert à recréer notre axe fondamental, le seichusen.
Ce ne sont donc pas juste des exercices de santé?
Ah non, c'est une compréhension extrêmement limitée de ne voir là que des exercices de santé. A part ce travail sur l'axe il y a par exemple le travail sur notre attention et sa liaison au geste. Lorsqu'on fait ces mouvements on s'aperçoit qu'on est toujours dans une attention discontinue. L'aspect santé vient après, ce n'est pas le point fondamental.
Est-ce qu'il est nécessaire de passer par de tels exercices ou peut-on rentrer directement dans la technique?
Je pense que le côté complètement moderne de maître Tamura c'est d'arriver à nous faire rentrer complètement dans une discipline traditionnelle sans en avoir l'air. En particulier en utilisant ses préparation. Il n'y a pas besoin de faire de baratin exotique en faisant appel à la tradition, au Japon, etc… Ces exercices permettent de rentrer directement dedans, par son attitude et sa façon de les faire.
Le même exercice exécuté par des personnes différentes aura alors un sens et un effet complètement différent?
Exactement.
C'est aussi cela que vous jugez lorsque les gens passent des grades, la manière dont ils vont déposer leurs armes, etc…
Exactement, oui. On va juger une attitude plus que des détails techniques. Bien sûr l'exactitude technique est très importante mais on doit être tout de suite dans une globalité.
En tant que formateur au BF vous êtes en contact avec des pratiquants de différents courants et fédérations. Que pensez-vous de la diversité que cela représente?
Je dirai que c'est fondamental que toutes les formes existent, qu'il y ait une continuité par rapport à tous les grands experts qui ont été élèves de Osenseï. Même si moi c'est l'enseignement de maître Tamura qui me convient, c'est fondamental que toutes ces façons de pratiquer ou enseigner puissent co-exister. Actuellement nous sommes confrontés à plusieurs problèmes. D'une part aujourd'hui toutes les tendances de l'Aïki ne peuvent se reconnaitre dans les examens. Ensuite il faudrait une autonomie financière garantie de chacune.
Qu'est ce qui détermine qu'une technique est de l'Aïkido et que tous ces gens malgré des formes différentes font de l'Aïkido?
Rien. C'est une question d'avis personnel.
Quel est le sens d'une Voie martiale traditionnelle à notre époque?
Des disciplines comme le Yoga ne nous amèneraient-elles pas plus directement au même but?
C'est assez frappant de voir comment les personnes qui viennent du Yoga, ou parfois même de la danse classique, ont assez souvent du mal avec le côté relationnel. Ils sont tellement plongés en eux-mêmes qu'ils ne savent pas "faire" avec une autre personne. L'Aïkido permet d'aller dans la profondeur de la relation.
Quels sont les notions que vous estimez essentielles?
La globalité. Dans la technique bien sûr mais ce n'est que la partie superficielle. En limitant à la seule technique ce n'est déjà plus la globalité. Tous les temps dits "morts" qui séparent les techniques sont très importants aussi. Cela rejoint l'idée que les musiciens expriment en disant que fondamentalement dans la musique c'est le silence qui est important… C'est dans ces temps dit "morts" entre les techniques que l'étiquette est très importante et prend tout son sens. La globalité aussi dans le sens où l'on parvient à ce qu'il n'y ait pas de discontinuité entre notre vie de tous les jours et la pratique sur le tatami.
Une globalité en tant que conscience présente, "éveillée" en permanence?
Ce n'est pas une conscience objective. Parce qu'il y a "la conscience de" et "la présence". C'est un peu la différence qui existe entre deux termes anglais qui se traduisent tout deux par consience en français, "consciousness" et "awareness". Ce qu'on développe c'est une présence. Ce n'est pas quelque chose de quantifiable.
Dans l'apprentissage en France il y a beaucoup de découpage et on oppose souvent les méthodes analytiques et globales. Quelle est votre opinion sur ce sujet?
On dit qu'un bon plat est beaucoup plus que l'ensemble des éléments qui le composent . Mais un enseignement axé sur l'unité ou la globalité n’exclut pas que l'attention soit aussi portée sur des points très précis. Toutefois l'enseignement doit-être tel que c'est l'attitude générale qui prime. A certains moments on peut être amené à montrer les séquences d'une technique mais il est essentiel que ça reste toujours dans une globalité.
Un point de vue assez éloigné de la pédagogie occidentale…
La pédagogie par objectifs, PPO, part du principe que pour résoudre une difficulté il faut commencer par la diviser. C'est une direction opposée au mode d'enseignement des voies martiales traditionnelles. Peut-être est-ce là aussi un problème occidental. Nous croyons trop souvent que comprendre est équivalent à faire. Et cela se traduit par exemple par des stages où certains enseignants prétendent, en toute bonne foi, qu'ils vont vous expliquer ce que fait tel ou tel expert, maître Tamura notamment, et qu'il garde caché. C'est une grosse erreur qui conduit par exemple à des cours où l'on passe la majorité du temps à écouter et non à pratiquer…
La globalité implique-t-elle qu'un enseignement "progressif" n'a pas lieu d'être?
A ce sujet je trouve ce qu'a écrit Ellis Amdur sur les écoles japonaises très juste. Un enseignement progressif où, soit disant, certains aspects seront abordés plus tard, a toute les chances d'être une tromperie. L'aspect ura de la technique existe mais il n'est pas vraiment caché chez les grands experts, simplement nous ne savons pas le voir et c'est cette faculté que nous devons développer. Nous devons apprendre à regarder.
Aujourd'hui les "maîtres" sont souvent idéalisés, il y a une sorte de culte de la personnalité. Que pensez-vous de cette situation?
C'est une grosse erreur de diviniser. C'est une énorme erreur. J'ai suivi des enseignements dits spirituels, autres que l'Aïkido. C'est une énorme confusion de faire de ces personnes, dites éveillées, des idéaux de perfection dans la vie de tous les jours. C'est une énorme erreur d'attendre ça de quelqu'un. Le terme "éveillé" n'a d'ailleurs pas de sens puisque quand on est éveillé il n'y a plus de personne.
Pouvez-vous nous parler un peu plus de ces enseignements que vous avez suivi parallèlement à l'Aïkido?
C'est assez éclectique et vaste et je ne sais pas si cela à sa place ici mais pourquoi pas. Il y a d'une part des personnes que je considère comme des maîtres par leur vie ou leur oeuvre. En même temps que j'ai commencé l'Aïkido, j'ai fait deux courts séjours aux USA. Au cours de l'un d'eux j'ai cherché à rencontrer l'écrivain Henri Miller. Sa vie est pour moi exceptionnelle. Il a su faire de tout ce qui lui arrivait, même si cela pouvait sembler un malheur, quelque chose de positif. Ça va dans le même sens que ce que nous avait dit maître Tamura à la fin d'un stage il y a quelques années. Il faut toujours remercier. J'ai aussi assisté à de nombreux concerts d'Anthony Braxton que je considère également comme un maitre bien que je ne sois pas musicien. Il a étudié la philosophie, les mathématiques modernes, et sa musique, qu'elle soit improvisation totale ou entièrement composée, est pour moi synonyme de plénitude, tout comme les écrits de Miller. Je ne peux séparer leurs influences, toujours très présentes, de celle des « instructeurs spirituels » , un mot bien pompeux, que j'ai eu la chance de rencontrer. J'ai la chance d'avoir de nombreux élèves artistes, comédiens, danseurs, musiciens, et ça me permet de ne pas m'enfermer dans le monde des arts martiaux en allant voir leurs spectacles.
Quel a été le déclic qui vous a poussé à suivre ces instructeurs spirituels?
Une quinzaine d'année après avoir commencé l'Aïkido, et bien que je sois athée, j'ai souhaité rencontrer des personnes ayant vécu cette percée dans la réalité souvent appelée « éveil ». Je me suis rendu compte qu'il n'était pas nécessaire d'aller au bout du monde et j'ai eu la très grande chance de rencontrer Jean Klein, Yvan Amar et d'autres, et j'ai décidé de participer à des groupes suivis avec Richard Moss.
Pourquoi Richard Moss?
Parce qu'il n'est issu d'aucune tradition orientale ou autre, parce qu'il tente de mettre en place des rapports directs et simples entre les participants, et parce qu'il fait beaucoup appel au travail de groupe en sachant lui-même complétement s'effacer. Ce fut une belle démystification de la spiritualité avec un retour au quotidien. J'ai commencé à comprendre qu'il était possible de concilier douceur, attention à l'autre et grande fermeté.
L'absence de culte de la personnalité semble avoir été un point déterminant.
Mon point de vue par rapport à la transmission en Occident est qu'il me paraît complètement inadapté dans notre société actuelle, sauf si l'on vit quotidiennement avec un maître authentique, et j’insiste sur le quotidiennement, d'importer le modèle du guru ou du maître. Celui-ci n'est valable qu'avec un tout petit nombre de disciples. Sinon c'est du romantisme et cela comporte en outre des risques de dérives connus… Animer un stage ou des cours avec plusieurs dizaines de personnes ou plus relève d'un autre mode où la dynamique de groupe intervient beaucoup. Ce que l'Orient a préservé et qui revient chez nous, c'est la priorité donnée à la pratique, le fait il n'y a pas de séparation entre connaissance et pratique.
Quels sont les qualités que doit développer un enseignant?
On peut voir la discipline orientale comme une tentative de formater quelqu'un. Et c'est vrai qu'on va dire par exemple que pour monter le bras en Aïkido le coude est vers le bas, qu'on le met de telle ou telle façon… Mais ce n'est pas ça qui est important. Ce qui compte c'est de créer les situations où l'élève, petit à petit, va se rendre compte que cette position est la plus simple, la plus facile, et donc la meilleure. Mais le plus important c'est de donner l'attention à quelqu'un. Il y a un cadre technique en Aïkido qui est important mais c'est la qualité de l'attention que l'on donne à quelqu'un qui fait que cette personne s'ouvre.
Quelles sont les erreurs à éviter?
En Occident les enseignants sont trop obsédés par l'idée de vouloir aider. On croit qu'on va aider l'élève, on attache beaucoup d'importance à la pédagogie et on se remet à créer des systèmes fermés alors que justement Ueshiba, tel que je le comprends, est parti de systèmes fermés pour arriver à quelque chose d'universel et d'ouvert. On dit souvent que ces systèmes servent à donner des bases mais finalement on n'en sort pas et au bout de dix ans on est de plus en plus enfermés… C'est de bonne foi mais on s'enferme nous-même sous le prétexte qu'on veut aider. A ce sujet il y a une histoire que racontait Krishnamurti que j'apprécie beaucoup:
"Le diable et un de ses amis marchaient dans la rue.
Tout à coup ils virent un homme se pencher et ramasser quelque chose.
Après avoir observé cette chose l'homme la rangea dans sa poche.
L'ami demanda au diable: "Qu'a ramassé cet homme?"
Le diable lui répondit:"Il a ramassé une partie de la vérité."
"C'est une mauvaise nouvelle pour toi alors."
"Oh non pas du tout" répondit le diable "je vais l'aider à l'organiser!"
Qu'attendez-vous des élèves?
Qu'ils s'acceptent les uns les autres.
Qu'ils acceptent la rencontre?
Oui pour moi c'est le propre de l'Aïkido, qu'ils s'acceptent sauf dans le cas d'abus où il n'y a pas à accepter évidemment. La relation est l'essence de l'Aïkido. Pour moi le principal danger de l'Aïkido est d'ailleurs de pratiquer dans le vide, comme dans la vie de tous les jours où on court partout sans jamais avoir de relations avec qui que ce soit. Nous avons une vie apparemment de plus en plus relationnelle dans le monde actuel mais en fait c'est de l'agitation dans le vide. Et il y a le même danger dans l'Aïkido…
Doit-on imiter, copier le maître?
C'est inévitable. Je ne vois pas comment nous pouvons faire autrement que commencer par imiter.Tous les grands créateurs artistiques ont suivi cette voie en recopiant et répétant inlassablement les œuvres des maîtres qu'ils admiraient. Comme il est souvent dit, il s'agit même de voler la technique. C'est un travail difficile, long et laborieux mais inévitable. A l'inverse le papillonnage ou zapping est une plaie de notre époque qui ne mène à rien.
L'Aïkido qui est une discipline japonaise s'est-il ou doit-il s'adapter à l'occident?
C'est plutôt à nous de trouver notre façon de faire. J'ai réellement commencé à réfléchir à ce sujet lorsque j'ai rencontré Malcolm Tiki Shewan. C'est lui qui m'a amené à questionner ce que ça pouvait être de pratiquer une discipline orientale pour un occidental. Au-delà de ce qu'il m'a apporté techniquement je lui dois de m'avoir amené à réfléchir plus clairement sur la signification de cette transmission. Je pense que Ueshiba s'adressait à tout le monde. Ueshiba comme certains grands maîtres indiens, est une personne qui en restant apparemment dans sa tradition a atteint l'universel. Il a créé quelque chose qui s'adresse et parle à tout le monde.
Merci pour votre temps.
Jacques Bardet est aussi l'auteur d'un DVD, "Doji, le travail de la globalité en Aïkido".